ENTRETIEN AVEC ARTAVAZD PELECHIAN
François Niney : Ce qui caractérise vos films, c’est qu’ils sont composés comme de la musique...
Artavazd Pelechian : Je considère que ce que tu vois, tu dois l’entendre. Et ce que tu es censé entendre, tu dois le voir. Ce sont deux processus harmoniques différents. Les pionniers du muet, comme Griffith ou Chaplin, ont eu peur que l’avènement du parlant ne détruise le cinéma tel qu’ils l’avaient élaboré. Mais ils avaient tort, je crois. Et ceux qui n’ont pas eu peur avaient tort aussi, car ils ont mal utilisé le son : ils se sont contentés d’un cinéma synchrone, comme dans la vie, de l’illusion sonore. Personne n’a remarqué que le son pouvait prendre la place de l’image, et qu’alors celle-ci pouvait fondre dans celui-là.
Votre cinéma, c’est aussi un cinéma sans acteurs et sans paroles...
Je suis convaincu que le cinéma peut véhiculer certaines choses qu’aucune langue au monde ne peut traduire. On peut parler des choses mais il y a un seuil au-delà duquel les mots ne suffisent pas pour entrer dans le vif du sujet. Le fait que le mot en appelle à une pensée, à une analyse ou à la psychologie est en contradiction avec ma conception du cinéma comme intuition, émotion, comme saisie de ce qu’on voit. L’existence du mot vient des rapports humains, alors que notre existence en tant qu’être humain vient de la nature. Et moi je tiens à avoir affaire avec notre être naturel.
Pouvez-vous expliciter votre théorie du montage à distance, qui repose non sur le rapprochement des plans mais sur leur écart ?
L’originalité de cette théorie tient peut être dans ceci : a contrario du montage selon Koulechov ou Eisenstein -pour qui mettre deux plans en rapport leur donnent un sens- le montage à distance, en tenant éloignés deux plans qui se parlent et font sens, communique leur tension et fait qu’ils se parlent à travers toute la chaîne des plans qui les relient. Par exemple : le montage à la Koulechov, ce serait un coup de canon suivi de l’explosion ; le montage à distance, ce serait une réaction en chaîne. Mais il y a quelque chose dans le montage à distance qui va plus loin qu’une explosion atomique, c’est la rétroaction, l’effet en retour qui boucle la séquence ou le film sur lui-même. Flux et reflux. Mouvement de la naissance à la mort mais aussi de la mort à la naissance :
croissance-dégradation, mort-résurrection.
Est-ce pour cela qu’une des figures centrales de vos montagnes est la répétition, magie par laquelle le même devient un autre ?
Les étapes du sens et de l’émotion, c’est comme quand on observe une explosion atomique cadre par cadre, une progression qui monte et évolue jusqu’à une crête. J’essaye de créer ces étapes là petit à petit et pas d’un coup. L’explosion a lieu et la transformation se crée étape par étape, à la fois évolution et involution. Une image peut être absente mais présente par son aura.
Personne n’a encore fait de montage avec des images qui n’existent pas. C’est un peu ce que j’essaye de faire dans l’architecture de mes films : rendre visible au spectateur des images qui n’y sont pas. Une représentation absente peut être encore plus forte. La possibilité d’existence irréelle d’une image absente, c’est ce qui fait le mystère d’une image à distance.
Dans vos ciné-montages, les notions de début et de fin de plan, de cause et d’effet deviennent fluctuantes et permutables...
Exactement. C’est pour ça que le montage à distance n’obéit pas aux règles classiques du montage : exposition, développement, fin. Le moment culminant peut-être le début, le montage peut n’obéir à aucune loi établie de progression de récit. C’est une question de circularité : d’où que tu regardes la terre, elle est circulaire, une image doit l’être aussi et le film dans son ensemble, à la manière d’une vision holographique dont chaque fragment contient le tout.
Vos films intègrent aussi bien des prises de vue originales que des images d’archives, des sons directs que de la musique. Concrètement, comment se construit votre travail ?
J’ai l’idée d’un scénario et avant tout je vois le film dans son entier. La musique n’est pas forcément déterminée à l’avance, mais j’en entends le rythme et les tonalités. Et quand je sens que ça tient, que ça existe, je commence à écrire le scénario. Mais le film est déjà prêt pour moi, c’est sa réalisation technique qui reste à mettre au point pour convaincre les autres qu’on peut le faire. Il s’agit de recréer étape par étape –écriture, tournage, montage- le film que j’ai déjà vu dans ma tête. Et il y a très peu de choses qui peuvent changer, des détails, mais la composition ne change pas. Le film, moi je l’ai déjà vu, mais je veux que les autres le voient aussi.
Il y a une nécessité interne, formelle, au choix et à l’agencement des différents éléments. Si tu brises ce plat en terre, avec les morceaux, tu ne peux que refaire ce plat ou alors une mosaïque, un collage. Mon but, quand j’utilise des images d’archives, ce n’est pas de les mettre en morceaux, mais de les fondre en matière première pour pouvoir recréer une nouvelle forme. Les prises de vue, les miennes ou les archives, deviennent du matériau, ce n’est plus du passé ou du présent. Une des caractéristiques de mon travail, c’est d’abolir le temps, de lutter avec le temps, de se rendre maître de le transformer. Dans un point du montage à distance, on peut faire entrer tout l’univers. Ce n’est pas réaliste de penser ça, mais c’est ce que je ressens. Le sucre se dissout dans le thé, on voit le thé et on ne voit plus le sucre ; mais imaginons l’inverse, ne dirait-on pas que c’est le sucre qui contient le thé. C’est pour ça que je dis que chaque point du montage à distance peut contenir l’absolu. Les trente minutes que dure la nouvelle version de NOTRE SIÈCLE, c’est le temps de la visionner mais ce n’est pas le temps du film. Notre corps est lié à cette durée-là, mais notre pensée, notre faculté de représentation et le cinéma ont les moyens d’y échapper.
Entretien réalisé par François Niney, à Paris, en mai 1991 Cahiers du cinéma, n° 454
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