MISS OYU (OYŰ-SAMA – 1951)
Sur les injonctions de sa tante, l'orphelin Shinnosuke rencontre Oshizu, une jeune fille à marier. Mais le jeune homme tombe amoureux fou d'Oyu, la sœur d'Oshizu. Il ne peut l'épouser car elle est veuve, mère d'un petit garçon et qu'elle vit chez ses beaux-parents. Pour ne pas la perdre, il accepte d'épouser Oshizu qui n'est pas dupe et se refuse à lui…
Un film de Kenji Mizoguchi
avec Kinuyo Tanaka, Nobuko Otowa et Yuji Hori
« Ce qui caractérise le sujet de « Miss Oyu », c'est son refus du présent, du contemporain, autrement dit ce qui est en train d'advenir, le futur défini comme présent en mouvement. Cela me paraît, décidément, bien décrire dans de nombreux films le dynamisme de l'écriture mizoguchienne et son enjeu principal : installer un monde dans l'incertitude du temps. En termes plus précis, un monde installé entre un présent qui impose la loi de son devenir, un présent à l'épreuve de l'instant, de la « nécessité », et un passé désiré sans illusion romantique, critiqué bien que fascinant pour le cinéaste car susceptible d'être toujours interprété. Au fond, tous les films dont l'histoire s'inscrit dans le monde contemporain, offrent un monde structuré comme à l'époque Meiji. C'est précisément cette tension qui fait de Mizoguchi un « cinéaste philosophique » dont le tourment gît dans une contradiction dialectique dont les termes ne relèvent pas seulement de la temporalité : l'autrefois et le moderne. Ainsi, Oyu personnifie-t-elle une manière d'antidestin. Tout concourt, dans ses paroles, son comportement, les décisions orientant son existence, à la détourner du présent (du futur a fortiori) et à la renvoyer dans un passé révolu au sein duquel elle retrouve un mouvement, une action, une durée matérialisée ici par la musique : celle interprétée en récital et celle chantée « en famille », musiques qui conjurent et qui résistent au destin (« Les roseaux s'agitent/Je ne les ai pas coupés/Nos chemins se sont séparés/Rivages déserts de Naniwa/Languir n'est pas bon...»). Oyu revendique d'ailleurs explicitement son goût pour le passé. Lors de son récital, son costume, ses références littéraires (le Roman de Genji), la mise en scène rituelle de son récital, la présentent comme un personnage qui refuse de se soumettre à la nécessité et à l'obligation du destin ou d'un terme ultérieur quel qu'il soit. « Tout est prétexte » pour elle à recréer un monde révolu, le 10ème siècle en l'occurrence, comme elle le dit à Shinnosuke et à sa tante. Et si elle est éblouissante aux yeux de ces derniers, ils reconnaissent que c'est à cette appartenance au passé qu'elle le doit. Oyu s'acharne à « ralentir » l'accomplissement du destin et, c'est une caractéristique du style mizoguchien, le projet du personnage dicte sa loi à la forme même du film » Dominique Païni, Cinémathèque 14
« Superbe histoire d'amour et de frustration. Oyu et Shinosuke s'aiment. Mais le jeune homme doit épouser la sœur de sa bien aimée, Shizu, qui accepte afin qu'il ne s'éloigne pas. A condition que leur mariage demeure blanc… Mizoguchi se faufile entre ces désirs inassouvis, ces portes coulissantes qui, en se refermant, surprennent un frémissement de trop et un silence qui fait mal.», Pierre Murat, Télérama
« Dès les premiers plans du film, dès la lente arrivée sous les arbres de trois jeunes femmes qui vont présenter l'une d'elles à un possible fiancé, l'évidence de la beauté nous saisit jusqu'au vertige. La beauté de Miss Oyu a quelque chose de miraculeux. Avec les moyens les plus simples, avec cette évidence absolue qui est la marque du génie, Mizoguchi tient son film entier à un niveau de perfection qui rend les comparaisons presque impossibles. Rien n'est aussi sublime que Miss Oyu, sinon d'autres chefs-d'œuvre du même cinéaste, Les amants crucifiés, Les contes de la lune vague après la pluie, L'Impératrice Yang Kwei Fei ou Le héros sacrilège. » Les Nouvelles Littéraires
« Miss Oyu est un drame sentimental d'une élégance cruelle où la passion de Mizoguchi pour les coutumes du Japon traditionnel telles qu'elles ont survécu au cours de l'ère Meiji joue un rôle déterminant. Ce récit d'un sacrifice amoureux, où l'on voit un jeune homme épouser la sœur de celle qu'il aime pour déjouer les interdits qui tiennent celle-ci éloignée de lui (cette Miss Oyu inaccessible est veuve et le code social veut qu'elle dépende à jamais de sa belle-famille), nous est conté sur un ton de sérénité crispée qui ne va pas sans glacer le cœur. Aux longs plans lumineux d'extérieurs idylliques où règne l'ordonnance d'une étiquette irréprochable succèdent les plans vigoureusement structurés des moments de crise où le système de cloisonnements de l'habitat japonais trahit la paradoxale fragilité des contraintes ancestrales. Les interdits auxquels on se soumet ne sont pas plus indestructibles que les cloisons de papier mais on ne les contourne pas et ils séparent à jamais les êtres les mieux faits pour s'unir. L'action de Miss Oyu se situe vraisemblablement au cours des années 1940, mais la modernité n'y fait irruption qu'à de rares instants. En particulier lorsque les époux malheureux s'installent dans un faubourg industriel de Tokyo, dans un décor dont le dénuement accuse, déjà, l'appauvrissement culturel engendré par la croissance économique. Les dernières images, où l'on voit le héros disparaître dans la brume d'un étang sous une lune vague, nous donnent sans doute la conclusion désespérée d'une tragédie individuelle mais elles sont aussi comme un adieu à la noblesse d'une manière de vivre. Ozu, dont j'apprends qu'il envisageait de réaliser le film avant que Mizoguchi ne s'intéresse à ce projet d'adaptation, aurait peut-être été moins préoccupé de l'intemporalité de son sujet, plus attaché à observer les mutations du comportement familial évoquées par le conflit qu'il met en scène. Mizoguchi nous donne plutôt une œuvre qui serait comparable à nos tragédies classiques, si l'on voulait la traduire en termes de culture occidentale. » Michel Pérez, Le Matin
|