Critiques du film
Devant le cinéma japonais, inquiet, hésitant, perplexe, le critique occidental craint le piège. Nous sommes au bord des âneries. Prenons le cas de Mizoguchi Kenji : il a réalisé deux films cents films, c’est un maître du film historique et, au dire des Japonais, un de leurs plus grands metteurs en scène, mais nous ne connaissons de lui que deux films, LA VIE D’O’HARU et LES CONTES DE LA LUNE VAGUE. Comment, dès lors, juger loyalement, comment affirmer qu’il est supérieur à Kurosawa Akira (Les Sept Samouraïs) ou à Minoru (LE CHRIST DE BRONZE) ? (…) LES CONTES DE LA LUNE VAGUE est une leçon de style. C’est aussi une leçon de pudeur. Alors qu’on sent chez Akira une sorte de goût de la provocation, une démagogie de l’image qui est bien occidentale, Mizoguchi, dans ce film pacifiste dans ses intentions, esquive toute sensiblerie et toute violence gratuite. La caméra se détourne comme un regard vulnérable, et cependant ce regard a tout vu. Cette discrétion, si on veut bien aller jusqu’à elle, est si rare au cinéma que tout d’abord elle déconcerte. Mais un grand film ne doit-il pas déconcerter ?
Marcabru Pierre, Combat, 20 mars 1959
Cette semaine un nouveau chef-d'œuvre. Je n'emploie pas ce terme à la légère. Si vous sortez d'Ivan le Terrible, précipitez-vous aux Contes de la la lune vague. Car le hasard a voulu que sortissent presque simultanément à Paris deux des « douze meilleurs films de tous les temps » si l'on en croit la liste publiée récemment par les Cahiers du cinéma. Tout Paris doit courir à ce film . Ceux qui aiment le cinéma et ceux qui s'en moquent. Ceux qui s'intéressent au Japon et ceux qui ne s'en soucient pas. Comme toutes les grandes œuvres, il fait éclater les barrières des genres et les frontières des nations. On ne saurait concevoir meilleure ambassadrice de la civilisation nippone que cette histoire tirée de légendes médiévales et dont les sous-titres nous permettent d'apprécier l'extraordinaire poésie. Vous aurez la révélation d'un monde apparemment très différent du nôtre, mais, profondément, tout semblable. Vous toucherez du doigt ce fonds commun d'humanité, ce creuset d'où sont sortis à la fois l'Odyssée et le cycle de la Table ronde, avec lesquels Ugetsu Monogatari présente de troublantes analogies. Si vous aimez les films japonais, allez voir celui-ci, c'est le plus beau. Si ceux qui sont parvenus jusqu'ici, sur nos écrans vous ont déçus, voici l'occasion de prendre votre revanche. Nul doute que Kenji Mizoguchi, mort il y a trois ans, ait été le plus grand cinéaste de son pays. Il a su discipliner à son usage un art né sous d'autres climats et dont ses compatriotes n'avaient pas tiré toujours le meilleur parti. Et pourtant on ne rencontre chez lui nulle volonté servile de copier l'Occident. Sa conception du cadre, du jeu, du rythme, de la composition, du temps et de l'espace est toute nationale. Mais il nous touche de la même façon qu'ont pu nous toucher Murnau, Ophüls ou Rossellini.
ROHMER Eric, Arts, 25 septembre 1959, p. 4
Tiré de deux nouvelles du recueil « Les Contes de la lune vague après la pluie » de Akinari Ueda (publié en 1776), le film le plus célèbre de Mizoguchi se présente sous la forme d’un roman d’un roman d’initiation décrivant les destinées emmêlées ou parallèles de quatre personnages. Les deux femmes paieront de leur vie ou de leur malheur les erreurs de leurs maris et leur permettront ainsi d’atteindre la sagesse en perdant leurs illusions. Trois éléments peuvent expliquer l’extraordinaire rayonnement de cette œuvre. Dans chacun de ses films, Mizoguchi décrit un pan de l’expérience des hommes : ici celle de la guerre, la plus universelle de toutes, devant laquelle toute existence se trouve fondamentalement remise en question. La guerre est aussi un puissant révélateur de caractères : elle met en lumière le goût de la gloire et du paraître chez Tobei, la cupidité et la sensualité de Genjuro. Les contes de la lune vague sont enfin le plus mouvementé des films de Mizoguchi : une tension, une frénésie perpétuelle l’habitent et aucun film de l’auteur n’est aussi rempli de mouvements d’appareil. Cette frénésie s’apaise dans les séquences fantastiques, où Genjuro fait l’expérience de l’extase amoureuse (séquences sublimes du bain et du pique-nique) et plus tard appréhende l’existence d’autres univers. Comme Pursued de Walsh, comme Ordet de Dreyer, Les contes de la lune vague entend décrire la totalité cosmique du monde. Le fond du cœur de l’homme, les mystères du ciel, le visible et l’invisible sont leur sujet, et il est sans limites.
DICTIONNAIRE DU CINEMA – Jacques Lourcelles – Edition Robert Laffont
Conte dramatique et cruel retraçant le destin de deux hommes qui découvriront trop tard que seul l’amour offre une chance de salut dans ce monde impitoyable. Pour donner cette belle leçon de sagesse zen, Mizoguchi oscille entre crudité réaliste (les atrocités de la guerre civile) et poésie fantastique (la traversée du lac de Biwa, ou les aventures du potier avec le princesse Nakasa). Il rend un incessant hommage aux femmes, éternelles sacrifiées, dont la délicatesse physique n’a d’égale que la grandeur morale. Beaucoup considèrent ce film comme le meilleur de son auteur.
Xavier La Cavalerie, Télérama Hors Série (Le Guide du Cinéma chez soi), 2002
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