Regards extérieurs sur le Cuirassé Potemkine
Potemkine marque un net progrès par rapport à La Grève, notamment pour ce qui est de la construction, « l'unité organique de la composition d'ensemble », et de l'efficacité émotive dans le montage d'attractions, le pathétique qui atteint le maximum d'intensité tragique avec la séquence de l'escalier d'Odessa. Dans la reconstruction des événements, Eisenstein applique un principe emprunté à Goethe : « le contraire de la vérité au nom de la vraisemblance ». La rigueur de la mise en scène donne souvent une allure historique à ce qui n'est qu'invention du réalisateur (la bâche qui recouvre les marins condamnés, le massacre sur le grand escalier).
« Scénario génial dans sa simplicité, mise en scène géniale dans sa complexité ». B. Alexeiev.
« Le prestige de ce film fut tel que le docteur Goebbels, ennemi juré des idées qui avaient inspiré Eisenstein, quand il prit en main le cinéma allemand, lui donna ce mot d'ordre, vrai pari stupide : « Faites-moi un Potemkine ! » Mais ce chef-d'œuvre, comme notre Marseillaise, suppose un grand élan populaire, qui fait d'un homme le porte-parole d'une nation. Le garçon de 26 ans à qui avait été confiée la reconstitution des événements d'Odessa pour leur vingtième anniversaire avait été transportée par la révolution d'Octobre, qui lui avait fait abandonner sa vocation de peintre pour les théâtres ambulants de l'armée rouge… »
Georges Sadoul / Les Lettres Françaises / 1948
« Le cuirassé Potemkine devait être présenté solennellement au théâtre Bolchoï, pour l'anniversaire de 1905. Nous avons passé les derniers jours au laboratoire. Tout n'était pas encore terminé le soir de la représentation. En motocyclette, je faisais la navette entre le Bolchoï et le studio, apportant les bobines les unes après les autres.
La représentation avait déjà commencé quand le montage de la dernière bobine fut enfin terminé. Eisenstein a pris la boîte sous son bras et est monté derrière moi sur la moto. Nous sommes tombés en panne sur la place Rouge. Nous avons abandonné la moto et nous nous sommes mis à courir vers le Bolchoï, distant d'un demi-kilomètre. Nous avons été sauvés par les entractes. C'était alors l'habitude de rallumer la lumière entre chaque bobine. Le dernier entracte a duré vingt minutes. La première du Potemkine s'est terminée en apothéose. Même les musiciens de l'orchestre applaudissaient avec leurs archets frappant les violons, et n'en finissaient plus d'acclamer le film. »
Grigori Alexandrov / 1960
« Faut-il rappeler que, réalisé en 1925, le film d'Eisenstein retrace la mutinerie des marins du Potemkine, symbole de la première révolution russe, celle de 1905 ? C'est une œuvre que la cinéphilie a statufiée, en la désignant à plusieurs reprises comme le plus grand film au monde. Au fil de l'incroyable quatrième acte - les escaliers d'Odessa, panique collective qui culmine avec la célèbre séquence où un landau dévale les marches une à une tandis que les cosaques tirent dans la foule -, on découvre avec surprise à quel point Le Cuirassé Potemkine n'est pas la matrice d'un cinéma d'avant-garde, au montage déstructuré, mais l'ancêtre du modèle hollywoodien. L'effet n'y est jamais gratuit, mais toujours au service du récit.
L'histoire le confirme : en 1928, Douglas Fairbanks, en voyage triomphal à Moscou, assista à une projection et convainquit Eisenstein de tenter sa chance aux Etats-Unis. On voit ce qui, dans le film, pouvait stupéfier Hollywood - sa violence et sa vitesse, sa quête effrénée du spectaculaire. Au point qu'il était de bon ton, dans les soirées hollywoodiennes du début des années 30, d'en offrir à ses invités une séance privée... »
Aurélien Ferenczi / Télérama / 2009