Réflexions d'Eisenstein
Le montage
« L'intérêt du montage, n'est pas d'être une façon particulière de produire des effets : c'est d'être une manière de s'exprimer, une façon de communiquer les idées.
Le montage permet de déterminer des idées par opposition - juxtaposition des images, de créer dans la conscience du spectateur l'état affectif nécessaire, de telle sorte qu'entraîné par cet enchaînement dynamique il ait l'impression d'avoir adhéré librement à ces idées tout comme s'il ne devait cette adhésion qu'à son jugement, à sa détermination personnelle et non à l'éloquence du narrateur.
Si le montage doit être comparé à quelque chose, les collisions successives d'un ensemble de plans peuvent être comparées à une série d'explosions dans un moteur d'automobile. Comme celles-ci impriment le mouvement à la machine, le dynamisme du montage donne l'impulsion au film et le conduit à sa finalité expressive.
La vertu de cette méthode consiste en ce que le spectateur est entraîné dans un acte de création au cours duquel sa personnalité, loin d'être asservie à celle de l'auteur, s'épanouit en se fondant avec l'idée de l'auteur, de même que la personnalité du grand acteur se fond avec la personnalité du grand auteur de théâtre dans la création d'un personnage classique. Selon sa personnalité, à sa manière, à partir de son expérience, du tréfonds de son imagination, du tissu de ses associations, des données de son caractère, de son humeur et de son appartenance sociale, chaque spectateur recrée en effet l'image d'après l'orientation exacte que lui fournissent les représentations soufflées par l'auteur, et qui le conduisent immanquablement à la connaissance et à la perception affective du thème. C'est l'image que l'auteur a voulue et créée, mais, en même, recréée par la création propre du spectateur.
Le plan, n'est pas un élément de montage, c'est une cellule ; de même que la division des cellules produit une série d'organismes différents, de même la division des plans - leur collision, leur conflit - fait naître des concepts. »
Le pathétique
« Le pathétique, c'est ce qui oblige le spectateur à bondir de son fauteuil. C'est ce qui l'oblige à quitter sa place. C'est ce qui l'oblige à crier, à applaudir. C'est ce qui fait briller de ravissement ses yeux avant que n'y montent les larmes d'exaltation. En un mot, tout ce qui oblige le spectateur à "sortir de lui-même".
Atteindre au pathétique par le mouvement, par l'envolée, par le souffle épique, cela n'est possible que grâce au surgissement soudain de toutes les passions tendues vers un même but. Mais un soulèvement collectif, cela n'arrive pas tous les jours ; il n'y a pas que des explosions et je ne puis refaire constamment le Potemkine à propos de dix ou de vingt révoltes similaires. Ce que je veux, maintenant, c'est exalter le pathétique du quotidien, du quelconque, trouver dans ce quelconque le sens d'un enthousiasme collectif, polariser dans un fait, fût-il anodin, toutes les passions, tous les espoirs qui sont à la portée de l'homme et qui lui sont une raison de vivre. Je veux - je voudrais - faire des images qui rayonnent d'un sens profond, bien au-delà de ce qu'elles montrent, comme si l'objet ou le fait représenté étaient le "signe" d'un mouvement psychique, d'une tendance, d'une aspiration, le signe au travers duquel l'homme se reconnaît dans ce qu'il s'est donné pour but.
Ainsi l'image, devenant la fixation d'un idéal ou d'un paroxysme, pourra-t-elle engendrer l'extase comme étant la sublimation de cet idéal. Mais il faut que l'identification du spectateur à l'objet ou au fait représenté soit totale, obtenue, d'une part, par l'adhésion à l'action dramatique qui tend vers cet idéal et, d'autre part, par la contemplation intellectuelle et émotionnelle plus ou moins consciente suscitée par le caractère esthétique de la représentation qui symbolise le représenté en réduisant son sens profond aux formes essentielles au travers desquelles il se manifeste. Il faut que l'extase ne soit point seulement un moment fugitif, mais l'aboutissement d'un processus émotionnel développé par la continuité du film. »
Réflexions d'un cinéaste, Editions en langue étrangère, Moscou 1958.