Genèse d'un chef d'œuvre
De même que pour La grève, Eisenstein et la scénariste Nina Agadjanova élaborèrent le projet d'une vaste fresque à huit épisodes qui s'intitulerait L'Année 1905. Celle-ci devait débuter avec la fin de la guerre russo-japonaise et le « Dimanche Sanglant » (une foule spécifique fut fusillée devant le palais du tsar à Saint-Pétersbourg le 9 janvier) et s'achever avec l'écrasement en décembre de l'insurrection à Krasnopresnia, faubourg ouvrier de Moscou.
Le tournage débute en juillet à Leningrad mais est interrompu en août par le mauvais temps. Or le Comité Central, qui a commandé le film, le veut pour décembre. A Odessa, Eisenstein décide donc d'abandonner le gigantesque projet initial au profit d'un seul épisode : la mutinerie du cuirassé Potemkine.
La première du Cuirassé Potemkine au Théâtre Bolchoï de Moscou, le 21 décembre 1925, fut un triomphe. « Le lendemain, écrit Chkovski, Eisenstein se réveilla célèbre ». Le film circule en URSS à partir du 19 janvier 1926. A Moscou, il sort dans douze salles ; dans vingt-quatre le 22 janvier. L'accueil critique, en URSS, normalement contrasté puisque les exigences politiques (en art) y sont alors à la fois floues et catégoriques, est néanmoins très favorable.
A la première londonienne du film, comme le rappelle l'historien Paul Rotha, « Il ne se trouva pas un seul critique de quotidien capable d'écrire un compte rendu clair, intelligent et ouvert. Ils s'en tirèrent lâchement en parlant de propagande. »
Ainsi, la carrière publique du film ne débute à Berlin que le 29 avril 1926. Ce dernier tiendra l'affiche pendant un an. Hormis l'Allemagne (où il fut banni des écrans après l'incendie du Reichstag), rarissimes sont les pays où le Potemkine put atteindre le public. En Angleterre, en France, il n'eut droit qu'à des projections privées (La première à Paris le 13 Novembre 1926 au « Ciné-club de France »).
Aux Etats-Unis, abrégé d'environ un tiers, il sortit le 5 décembre 1926 dans une salle de Broadway et y resta seize semaines. Proclamés « meilleur film de l'année », on le vit peu après à Hollywood. Sa diffusion resta cependant limitée. Considérable en revanche, fut son impact sur le monde du cinéma américain. Les studios furent obsédés, effrayés par les « secrets » d'Eisenstein. Les Artistes Associés (1928), plus tard la Paramount (1930), invitèrent celui-ci à tourner à Hollywood.
Le Potemkine sortit en Hollande en août 1926, mutilé et coiffé d'une préface soulignant que des faits semblables seraient impossibles dans la patrie néerlandaise « grâce à l'intelligence politique du gouvernement ». En outre, la diffusion publique du Potemkine n'est autorisée en France que depuis 1953, au Japon depuis 1959 et en Italie depuis 1960.
En 1958, à l'exposition de Bruxelles, Le Cuirassé Potemkine est désigné par un jury d'historiens et de critiques de cinéma comme « le meilleur film de tous les temps ».