critiques
La Porte de l’enfer, film japonais de Teinosuke Kinugasa, est un chef d’œuvre. Cela commence comme un grand film d’aventures historiques : des gens hurlent, des femmes se sauvent, des soldats du 12ème siècle attaquent un château, des flammes s’élèvent dans le ciel, et au premier plan quatre coqs noirs se battent à mort.
Bientôt, le sujet se resserre, les complications historiques sont délaissées et nous nous trouvons en présence de trois personnages : Moritô, Kesa, et le mari de cette dernière, Wataru. Moritô, guerrier fougueux et passionné, proche parent du Modot de L’âge d’or, a rencontré une femme de laquelle il s’est épris. Rien ne pourra entraver sa passion, même pas le fait que la belle Kesa soit mariée au noble Wataru. Du drame historique nous sommes passés à la tragédie classique.
Les trois personnages principaux, riches d’exaltation frénétique, hantent comme dans un horrible cauchemar les merveilleuses maisons japonaises transparentes, jouent du sabre et se traînent dans les jardins d’un autre monde. Moritô donne un coup de pied à un chien qui passe, interrompant ses pensées, toutes à sa belle ; Wataru, calme, confiant à la fidélité de son épouse, ne se départit pas de sa sincère tranquillité et Kesa, voulant éviter le drame et surtout la mort de son cher époux, se sacrifie.
Je crois que depuis la tragédie élisabéthaine, on n’avait jamais atteint un tel degré de densité dans les sentiments passionnés.
Il est évident qu’on ne peut pas analyser ce chef d’œuvre en dix lignes, mais on doit quand même dire quelques mots sur la réalisation, savante et sincère. Kinugasa n’est influencé par aucun cinéma étranger. Il puise son inspiration dans le Nô et dans le théâtre Kabuki. On a l’impression que ces moyens d’expression, vieux comme le Japon, attendaient l’avènement du cinéma pour atteindre leur perfection.
Le film en Eastmancolor et les Japonais saisissant à pleines mains les possibilités du film en couleurs, s’en servent comme jamais un américain ou un européen s’en est servi. La couleur, comme d’ailleurs dans le théâtre japonais, est sentiment, passion, action. Les rouges voisinent avec des violets, les verts avec des bleus roi. Du choc des couleurs, naît une emprise totale, unique dans l’histoire du cinéma. La couleur « naturelle » n’a plus aucun sens.
A.K. - Article paru dans POSITIF N°10 (1954)