Dans une fête foraine, vers 1830, le Docteur Caligari exhibe Cesare, un somnambule. Celui-ci prédit à un étudiant, Alan, qu'il vivra jusqu'à l'aube. Il est en effet assassiné dans son lit. Son ami Francis soupçonne Caligari. La jeune fille que convoitaient Alan et Francis est enlevée par Cesare. Poursuivi, le somnambule s'écroule après avoir abandonné son fardeau. Francis poursuit Caligari qui se réfugie dans un asile de fous, dont il s'avère être le directeur...
UN FILM AVANT-GARDISTE
Le Cabinet du Docteur Caligari est un film mythique et fondateur, manifeste de l'expressionnisme allemand. Somme des talents de ses différents acteurs, il emmène le cinéma de l'époque vers une nouvelle dimension.
« Il se passa un miracle : Erich Pommer, le directeur de la Decla-Bioscop, accepta ce script inhabituel, sinon subversif. Etait-ce un miracle ? Dans la mesure où, en ces premières années d'après-guerre, la conviction prévalait que les marchés étrangers ne pouvaient être conquis que par des réalisations artistiques, l'industrie cinématographique allemande désirait vivement faire quelque chose dans le domaine du divertissement esthétique qualifié. L'art assurait l'exportation, et l'exportation signifiait le salut.» écrit Siegfried Kracauer dans De Caligari à Hitler.
En 1919, le producteur de la Decla-Bioscop, Erich Pommer, propose à Robert Wiene d'adapter à l'écran un scénario de Carl Mayer et Hans Janowitz. Initialement rattaché au projet, Fritz Lang a dû se résoudre à abandonner le film, pour terminer Les Araignées, à la demande de ses distributeurs. Ce sera donc Wiene qui dirigera ce surprenant projet.
Dans la continuité du travail de Lang, Wiene va rajouter un prologue et un épilogue au scénario original malgré la désapprobation des deux auteurs. Cette modification va complètement faire évoluer le film dans une nouvelle direction. A l'origine, le scénario se voulait beaucoup plus politique. Par cette histoire de meurtres rocambolesque, les deux scénaristes voulaient dénoncer les excès de l'autorité en place, annonçant les prémices du régime nazi. Wiene fait rentrer le film dans un univers fantasmagorique et Freudien.
Les décors sont revendiqués, dès le départ, comme un élément fondamental du film. A l'origine, Janowitz avait proposé que ce soit le peintre Alfred Kubin, reconnu comme étant un précurseur des surréalistes, qui soit en charge de les dessiner. Wiene lui préfèrera trois artistes expressionnistes de l'époque, Hermann Warm, Walter Röhrig et Walter Reimann, affiliés à la revue expressionniste « Storm » de Herwarth Walden. Warm dira que « les films doivent être des dessins doués de vie ». Les décors de Caligari ne sont pas sans rappeler l'esthétique gothique. L'univers développé par les trois artistes cherche à recréer la perception déformée de la réalité du narrateur et à nous entraîner, avec lui, dans sa folie. Un critique allemand dira, à la sortie du film que « l'idée de rendre les notions d'un cerveau malade…par des peintures expressionnistes n'est pas seulement bien conçue, mais également bien réalisée. Ici, ce style a le droit d'exister, il est issu d'une solide logique. »
Véritable repère dans l'histoire du cinéma, premier film d'horreur d'une impressionnante lignée, Le cabinet du Docteur Caligari est devenu une référence pour bon nombre de réalisateurs au fil des générations, d'Orson Welles à Alfred Hitchcock en passant par Tim Burton, tous ont mis un peu de Caligari dans leurs films.
Robert Wiene naît le 27 avril 1873 à Breslau, dans la région de la Silésie en Allemagne, ville connue aujourd'hui sous le nom de Wroclaw et qui a été depuis rattachée à la Pologne. Issu d'une famille d'artistes, il est le fils aîné d'un acteur de théâtre à succès de l'époque, Carl Wiene, qui sombrera dans la folie à la fin de sa vie, après avoir quitté les planches. Son jeune frère, Conrad se lancera, lui aussi, à l'âge adulte dans une carrière d'acteur. Robert Wiene se destine dans un premier temps à une carrière plus classique et va étudier le droit à l'université de Berlin. Mais en 1908, il est rattrapé par le virus du théâtre et commence, à son tour, à se produire en tant qu'acteur dans des petits rôles et à s'attaquer à la mise en scène. Il vient au cinéma pour la première fois en 1914. Il commence alors comme scénariste avant de se tourner vers la réalisation.
D'abord réputé pour être un réalisateur de mélodrames, sa carrière prend un tournant décisif en 1919, quand le producteur Erich Pommer, lui propose d'adapter un scénario de Carl Mayer et Hans Janowitz, pour lequel Fritz Lang a longtemps été pressenti. Ce scénario n'est autre que celui du Cabinet du Docteur Caligari. Véritable manifeste de l'expressionnisme allemand, le film ne tarde pas à rencontrer un succès fulgurant à sa sortie en Allemagne, avant d'être distribué un peu partout dans le monde avec un égal succès. Ce film sera le plus important de sa carrière de cinéaste.
Par la suite, il va réaliser une vingtaine de films, dont Les mains d'Orlac, en 1924, pour lequel il rencontrera un succès plus confidentiel. Il va collaborer régulièrement avec Carl Mayer dans la suite de sa carrière, notamment pour Genuine. Sa filmographie sera toujours marquée par l'étrange, le fantastique, bien qu'il se lance aussi dans des adaptations de classiques comme Crime et Châtiment, de l'écrivain russe Dostoïevski en 1924 avec Raskolnikov et un opéra de Strauss avec son Chevalier à la rose, en 1925. Mais la plupart de ces films sont aujourd'hui tombés dans l'oubli. Seul reste Caligari.
Avec l'arrivée au pouvoir du régime nazi, Robert Wiene est contraint à l'exil. Il ne retournera jamais en Allemagne. Il vivra le reste de ses jours entre Budapest, Londres et Paris. C'est dans cette dernière qu'il meurt, le 17 juillet 1938, d'un cancer, alors qu'il est en plein tournage d'Ultimatum, avec l'acteur Erich Von Stroheim. Son ami, Robert Siodmak, futur réalisateur des films noirs les plus marquants du cinéma américain, terminera son ultime film.
1914 : Arme Eva
1915 : Die Konservenbraut
1915 : Er rechts, sie links
1916 : Das Wandernde Licht
1916 : Frau Eva
1917 : Furcht
1920 : Le Cabinet du docteur Caligari
1920 : Genuine
1920 : Die Nacht der Königin Isabeau
1921 : Das Spiel mit dem Feuer
1922 : Die Höllische Macht
1922 : Raskolnikov
1923 : I.N.R.I.
1924 : Les Mains d'Orlac
1925 : Le Chevalier à la rose
1927 : Sa majesté l'amour
1928 : Tu ne mentiras pas
1928 : Les farces de l'amour
1930 : Le procureur Hallers
1931 : Panique à Chicago
1933 : Dossier 909
1934 : Une nuit à Venise
1938 : Ultimatum (achevé par Robert Siodmak)
Construit en opposition directe avec l'impressionnisme français, l'expressionnisme apparaît en Allemagne, autour de l'année 1905, dans les arts plastiques, avec la fondation du groupe Die Brucke (le Pont), à Dresde par Kirchner. En 1912, un autre groupe dans la même veine verra le jour à Munich sous le nom de Der Blaue Reiter (Le cavalier bleu), avec à sa tête Wassily Kandisky, Paul Klee et Franz Marc.
Herwald Walden en parle en ces mots : « Un art qui donne forme à une expérience vécue au plus profond de soi-même ». Avant d'ajouter que « L'imitation ne peut jamais être de l'art. Ce que peint le peintre, c'est ce qu'il regarde en ses sens les plus intimes, l'expression de son être : ce que l'extérieur imprime en lui, il l'exprime de l'intérieur. Il porte ses visions, ses vues intérieures, et il est porté par elles. » Pour lui, « l'expressionnisme n'est pas un style ou un mouvement, c'est une weltanshavung (perception du monde) ». Il relève donc intrinsèquement du domaine de l'intime.
On note à travers ce mouvement un réel attachement aux légendes germaniques et aux motifs littéraires célèbres, une récurrence du romantisme, un romantisme qui engendre ici l'angoisse, ainsi que l'exploitation du motif du dédoublement. On peut considérer que la résurgence de ces thèmes et le climat anxiogène de ces œuvres est une prémonition de l'histoire qui est en marche.
En effet, le courant expressionniste se démocratise avec la fin de la Grande Guerre. L'Allemagne, grande perdante du conflit, en sort extrêmement affaiblie et jugée responsable de ce désastre humain et économique. Condamnée à verser des indemnités importantes aux autres pays impliqués, le peuple connaît la famine et la misère. Les artistes vont devenir les porte-paroles de la réalité acerbe de l'entre-deux guerre. Dans ce climat, le nationalisme raciste va prendre de plus en plus d'ampleur et, par la suite, la crise économique mondiale de 1929 va mener à l'avènement du nazisme dans les années trente. A son arrivée au pouvoir, le régime d'Adolf Hitler interdira l'expressionnisme et le qualifiera d' « art dégénéré ».
Le Cabinet du Docteur Caligari fut un tel phénomène qu'un terme fut inventé pour désigner les films dans la même veine. Le « Caligarisme » est, en cela, l'un des pendants cinématographiques de l'esthétique expressionniste. Un cinéma fondé sur la prééminence du décor comme élément déterminant et très influencé par l'avant-garde des milieux théâtraux de l'époque. Herbert Jhering, journaliste et critique de théâtre, constatera dans son papier sur le film qu'« expressionnisme et cinéma s'appelaient l'un l'autre ». Avant de préciser que « tout l'art moderne allemand qu'on appelle depuis dix ans expressionnisme était prédestiné à emboîter le pas au film, car son essence même était l'évolution de l'action, l'abandon de la phrase : c'est ainsi que les pièces de théâtre des poètes expressionnistes réduisent au minimum les paroles des personnages, ne leur font dire (en mots hachés et découpés) que le strict nécessaire, mais, par contre, concentrent tout l'intérêt du drame dans l'action des figures. Alors : de là au film; il n'y avait qu'un pas inévitable ».
Ce cinéma est reconnaissable à la déformation des perspectives du décor et des personnages, à l'exagération, et aux contrastes qui sont soulignés grâce à l'éclairage. La gesticulation et les effets de masques, allant jusqu'à des métamorphoses allégoriques, sont également un élément clé de l'expressionnisme à l'écran.
Pour Lotte H. Eisner, historienne et critique, il n'y a pas de film purement expressionniste. Dans son Ecran démoniaque, elle avance que tous font preuve d'une «dissonance inévitable quand il s'agit de créer une atmosphère où il faut mettre en valeur des éléments quasi impressionnistes et quand la tentative d'abstraction se borne à une stylisation du décor ». Selon elle, Caligari est « le plus unifié » de tous. Pour les autres films références de ce genre, tels Le Golem de Paul Wegener (1920), Docteur Mabuse le joueur de Fritz Lang (1922), Nosferatu le vampire de F.W. Murnau (1922) et Le Cabinet des figures de cire de Paul Leni (1924), l'expressionnisme est seulement une inspiration parmi d'autres.
Ce mouvement, bien qu'ayant existé pendant un laps de temps relativement court, a définitivement marqué l'histoire du cinéma. On en retrouvera des traces, entre autres, dans les éclairages et les cadrages du cinéma noir américain, les années qui suivirent, notamment chez Robert Siodmak, Sam Fuller et Orson Welles. Mais son influence ne s'arrêta pas là, des réminiscences de son esthétique se sont propagées jusqu'à nous. Le critique Cédric Anger parle de Kubrick comme du « dernier des expressionnistes » et on peut aussi citer David Lynch, Werner Herzog, Dario Argento et Tim Burton, comme des héritiers de cette mouvance cinématographique.
REGARDS EXTÉRIEURS SUR LE CABINET DU DOCTEUR CALIGARI
« Un film qui parle directement à ce qu'on ne connaît pas soi-même de son âme. Un film bizarre. Un film légende. Un film neuf. Au motif que son réalisateur, Robert Wiene, n'est pas classé au nombre des grands inventeurs de formes du cinéma allemand, des Murnau, des Lang, des Pabst, on considère souvent Caligari comme un phénomène de société. On y verrait surtout le malaise halluciné d'une civilisation mourante, voire l'annonce prophétique du nazisme grimaçant. On en oublierait, pour un peu, d'admirer le film lui-même, de savourer son invention et la délicieuse peur qu'il distille, son rythme hypnotique, son succulent goût de cauchemar. »
Le Nouvel Observateur, 1994
« Peu de films relèvent autant de « l'avant-garde » que ce Cabinet du Dr Caligari, véritable manifeste de l'expressionnisme, auquel participèrent des personnages aussi informés de ce qui se produisaient de plus nouveau dans le domaine des idées et des arts […] Caligari permet d'imaginer ce que l'on pouvait attendre d'un septième art alors magique : l'exploration – par une stylisation totale- du monde de l'esprit, la matérialisation des rêves, même s'il s'agit surtout ici d'un cauchemar. »
L'Evènement du jeudi, 28 avril 1994
« L'influence du Docteur Caligari est telle que sont formés à sa faculté, entre autres, le Docteur Mabuse de Fritz Lang, le Doctor Cyclops d'Ernest Schoedsack également père de King Kong, L'Effroyable docteur Hichcock de Ricardo Freda ou L'Abominable docteur Phibes de Robert Fuest. Son spectre hante encore, en 1991, le film de Woody Allen, Ombres et brouillard. Décidément, pour le cinéphile, il est toujours minuit docteur Caligari… »
Le Parisien, 27 avril 1994
« Caligari, c'est l'intuition de l'emprise hypnotique que les divagations d'un bateleur auront bientôt sur l'Allemagne, ou l'avertissement de se méfier, à l'aube de la psychanalyse, de tous ceux qui prétendraient soigner nos diagonales et nous rendre à la lumière. »
Isabelle Potel, Libération, 2 décembre 2005
« Le cabinet du docteur Caligari, film muet de Robert Wiene, sur un scénario de Carl Meyer et Hans Janowitz, va être le manifeste du cinéma expressionniste. C'est un conte d'horreur à la manière d'Hoffmann. »
Jacques Siclier, Le Monde, 12 février 2014
« Le Cabinet du Dr Caligari fit grand bruit à sa sortie en Allemagne, en février 1920- et rebelote en France deux ans plus tard. « Allez voir Caligari, écrit alors Maurice Ravel…Le cinéma est enfin créé. » »
Aurélien Ferenczi, Télérama, 8 février 2014
« Ce conte d'horreur à la manière de E.T.A. Hoffmann était une histoire révolutionnaire inouie. En elle, comme l'indique Janowitz, lui-même et Carl Mayer stigmatisaient mi-intentionnellement l'omnipotence de l'autorité d'Etat se manifestant par la conscription universelle et la déclaration des guerres. Le gouvernement allemand de guerre paraissait aux auteurs le prototype de cette autorité vorace. Sujets de la monarchie austro-hongroise, ils étaient en meilleure position que la plupart des citoyens du reich pour comprendre les tendances fatales inhérentes au système allemand. Le personnage de Caligari incarne ces tendances ; il est pour une autorité illimitée qui idolâtre le pouvoir en tant que tel et qui, pour satisfaire ses désirs de domination, viole sans pitié tous les droits et toutes les valeurs humaines. Fonctionnant comme un simple instrument, Cesare n'est pas tant un meurtrier coupable que l'innocente victime de Caligari. C'est comme cela que les auteurs eux-mêmes le comprenaient. Selon les vues pacifistes de Janowitz, ils avaient créé Cesare avec le ferme dessein de faire le portrait d'un homme du commun qui, sous la pression du service militaire obligatoire, est amené à tuer et à être tué. La signification révolutionnaire de cette histoire se révèle sans erreur à la fin, avec la découverte de Caligari en psychiatre : la raison surpasse le pouvoir non raisonnable, l'autorité aliénée est symboliquement abolie. »
Siegfried Kracauer, De Caligari à Hitler
« En tant que film individuel, il s'agit d'une œuvre moderne, surprenante, percutante et quasi inattaquable. »
Le Dictionnaire du cinéma, Jacques Lourcelles
« Entre policier et conte fantastique. C'est visuellement que l'on perçoit le déséquilibre du personnage, grâce à d'étonnants décors désarticulés à la manière « cubiste » […]. Taches géométriques, lignes brisées, courbes fuyantes, ombres traînantes. Une inquiétante réalité, juste reflet de cette Allemagne de Weimar atteinte de somnambulisme qui s'apprêtait à vivre sous l'hypnose nazie… »
Télérama
« Une date dans l'histoire du cinéma : l'apparition de l'expressionnisme. Caligari offre une esthétique nouvelle : maquillage violent et stylisé des acteurs, décors en toiles peintes, erreurs volontaires de perspective. Le réel est constamment déformé, le climat est fantastique, les images proches de l'hallucination. Cette histoire de fous, ce cauchemar préfigurent-ils, comme on l'a dit, Hitler ? Ils symbolisent en tout cas les désarrois de la république de Weimar. »
Le Guide des Films, Jean Tulard
Les acteurs
Dr. Caligari | Werner Krauss |
Cesare | Conrad Veidt |
Francis | Friedrich Feher |
Jane Olsen | Lil Dagover |
Alan | Hans Heinrich Von Twardowski |
Dr. Olsen | Rudolf Lettinger |
Réalisation | Robert Wiene |
Scénario | Carl Mayer, Hans Janowitz |
Image | Willy Hameister |
Production | Erich Pommer/ UFA |
Décors | Hermann Warm, Walter Rörhig, Walter Reimann |
Musique | Galeshka Moravioff |
Distribution | Films Sans Frontières |